Les premiers contours de la psychanalyse s’esquissent dans un texte de 1890, d’une étonnante modernité. Le neurologue viennois ambitionne de rendre au discours toute sa magie.
C’est dans le texte « Traitement psychique (traitement d’âme) », paru pour la première fois en 1890, que Freud commence à poser les tous premiers jalons de la psychanalyse. Il y met l’accent, dès l’introduction, sur la notion de « mot ». « Psyché est un mot grec et se dit en traduction allemande Seele (âme) » écrit-il. Le traitement psychique est donc le traitement d’âme, ou plutôt le traitement de l’âme, c’est-à-dire le traitement des troubles animiques ou corporels par des moyens qui agissent d’abord sur l’animique de l’être humain. « Un tel moyen, c’est avant tout le mot » explique d’emblée le neurologue. Il imagine que le commun des mortels aura du mal à y croire, et qu’il y verra peut-être une forme de magie. « En cela il n’a pas tellement tort ; les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d’autre que de la magie qui a perdu de son éclat », affirme Sigmund Freud. L’idée est, ni plus ni moins, de rendre au discours toute sa magie.
Aucune explication
La médecine scientiste s’est beaucoup concentrée, sous l’essor de la technique, sur le corporel, écrit Freud, et « on en vint à ce que les médecins restreignent leur intérêt au corporel et abandonnent volontiers aux philosophes qu’ils méprisent la préoccupation de l’animique ». La médecine aurait en quelque sorte « vassalisé » l’animique au corporel. Tout phénomène de l’âme est explicable par un phénomène corporel. Et devrait être explicable par les moyens modernes de la médecine, notamment par l’investigation et la connaissance du fonctionnement du cerveau. Une position encore à l’œuvre aujourd’hui quand on connaît l’essor des neurosciences ces dernières décennies.
Et cependant, en cette fin de 19e siècle, certains troubles ou plaintes des malades, malgré les progrès des méthodes d’investigation de la médecine, ne trouvent aucune explication. Pire, certains symptômes peuvent disparaître, se déplacer dans le corps, ou alors se remplacer les uns les autres sans aucune autre influence qu’un changement dans la vie de la personne, ou alors sous le coup des émotions. La neurologie, appelée à la rescousse, ne trouve alors aucune anomalie dans le système nerveux. Ces maladies, au premier rang desquels la neurasthénie et l’hystérie, résistent à la médecine.
Psychocorporel
Il faut donc s’y résoudre, il y a bien une influence de la vie d’âme sur le corps, analyse Freud. En fait, tout un chacun peut en faire l’expérience avec l’expression des émotions. Tous les états de l’âme sont accompagnés de modifications corporelles. Et le jeune neurologue de détailler les impacts de ces états d’âme, ou « affects » sur le système musculaire, la voix, le système sanguin, la position des membres, etc. Les affects ont également un rôle dans la capacité de résister ou pas à l’invasion de certains maladies contagieuses. Freud adopte ici une position que ne renierait aucun thérapeute psychocorporel d’aujourd’hui : « Tous les états d’âme, même ceux que nous sommes habitués à considérer comme des « processus de pensée », sont dans une certaine mesure « affectifs », et pas un seul d’entre eux n’est dépourvu de manifestations corporelles ni de la capacité à modifier des processus corporels ».
Déjà le transfert
Le processus de l’attention entre en ligne de compte, explique Freud. Les douleurs peuvent être ressenties comme accrues quand l’attention se porte sur elle, mais peuvent aussi disparaître quand l’attention s’en trouve déviée. L’attente, qu’elle soit anxieuse ou croyante, joue un rôle sur l’entrée et la sortie de la maladie. Freud cite ainsi l’exemple du rôle de l’attente croyante dans les cas de guérisons miraculeuses, ou encore les cures et les médecins « à la mode » : « les mêmes moyens ont, dans la main du médecin à la mode qui s’est fait connaître – par exemple en venant à l’aide d’une personnalité éminente -, une efficacité bien plus grande que celle qu’ils peuvent avoir chez d’autres médecins ». On le voit, Freud esquisse déjà ici la notion de transfert qu’il formalisera plus tard comme un des éléments essentiels de la théorie psychanalytique.
Cette attente croyante, elle est toujours à l’œuvre entre le patient et son thérapeute. Elle est composée, dit Freud, à la fois d’une aspiration à guérir et d’une confiance dans le thérapeute. « Les médecins ont depuis toujours pratiqué le traitement d’âme, dans les temps anciens bien davantage encore qu’aujourd’hui. Si par traitement d’âme nous comprenons l’effort pour provoquer chez le malade les états et les conditions animiques les plus favorables à la guérison, ce mode de traitement médical est historiquement le plus ancien » écrit le neurologue. Potions, bains et traitements, formules magiques, étaient soutenues par la personnalité du thérapeute, dont la réputation et la légitimité découlaient la plupart du temps de droit divin.
Le pouvoir des mots
« Nous commençons maintenant à comprendre également la « magie » du mot, poursuit Freud. Les mots sont les médiateurs les plus importants de l’influence qu’un être humain veut exercer sur autrui ». La magie du mot peut éliminer les phénomènes morbides qui ont leur fondement dans les états animiques. Et Freud y voit le point de départ des traitements d’âme modernes. Encore marqué par son passage à Paris où il a pu assister aux leçons du mardi de Jean-Martin Charcot, et par les travaux de l’école de Nancy, Freud s’est fait pendant quelques années l’apôtre de l’hypnose, où le pouvoir des mots est essentiel dans le mécanisme de suggestion.
L’hypnotiseur met l’hypnotisé dans une situation proche du sommeil profond dans lequel le second reste éveillé à ce que le premier peut induire chez lui. L’hypnotiseur a alors accès à la vie d’âme du patient. Freud aborde ici la notion de représentation, qu’il développera plus tard. En demandant au patient de bouger un bras ou d’effectuer un geste ou alors en suggérant des perceptions sensorielles (sur le mode de l’hallucination), « la représentation que l’hypnotiseur a fournie par le mot à l’hypnotisé a provoqué chez lui, précisément ce comportement animique-corporel qui correspond au contenu de cette représentation. Il y a là une part d’obéissance, mais de l’autre intensification de l’influence corporelle d’une idée. Le mot est ici effectivement redevenu magie ».
Résistance
Le traitement d’âme serait donc simple : le médecin hypnotise son patient, lui adresse la suggestion qu’il n’est atteint d’aucune maladie, et le réveille. Traitement à renouveler si la première séance n’est pas suffisante. Il est alors assez facile de comprendre l’engouement pour l’hypnose en cette fin de 19e siècle. Seulement, Freud note quelques problèmes. D’abord une partie de la population est rétive à l’hypnose, qui n’a pas d’effets sur elle. Le processus de suggestion n’est pas garanti, et le patient, bien qu’en état d’hypnose, peut aussi « résister » à certaines injonctions qui lui sont faites. Le concept de résistance, si cher aux psychanalystes, n’est déjà pas si loin… Le patient ne veut pas lâcher son symptôme, explique le neurologue. Il s’agit d’un combat contre des forces obscures, dont l’issue n’est pas garantie. Souvent l’effet est de courte durée, et il faut répéter les séances. Sauf que des séances d’hypnoses répétées, affirme Freud, peuvent induire une forme de dépendance.
Il faudra donc aller plus loin, s’enthousiasme le thérapeute viennois : « On est en droit de s’attendre en toute certitude à ce que le traitement d’âme moderne, conscient de ses buts, qui se trouve être en effet une toute jeune reviviscence d’anciennes méthodes curatives, mette entre les mains des médecins des armes encore bien plus puissantes pour combattre la maladie. Une intelligence plus profonde des processus de la vie d’âme, dont les premiers commencements reposent précisément sur les expériences hypnotiques, indiquera les moyens et les chemins pour y parvenir ». Des chemins qui mèneront à l’invention de la psychanalyse.
Patrick Déniel
Sigmund Freud « Traitement psychique (traitement de l’âme) » (1890)- Oeuvres complètes tome 1