Voyage avec Chihiro (1) : la séparation

Voyageons dans le chef d’œuvre d’Hayao Miyazaki, à l’aide de quelques repères de la psychanalyse et des grands mouvements de la thérapie.

C’est un film qui s’ouvre sur un « au revoir ». Un bouquet de fleurs avec une carte « Bonne chance Chihiro, au revoir ». La petite Chihiro est dans la voiture de ses parents. Elle vient de quitter sa maison et elle est en route vers une nouvelle demeure dans le quartier résidentiel lointain de Tochinoki. « Quand on sera installés, ce sera le paradis !», se réjouit son père. La petite, toute à sa tristesse d’avoir quitté ses amis et son école, allongée sur la banquette arrière de la voiture, « blasée » comme disent les jeunes aujourd’hui, n’est pas franchement convaincue par ce que peut dire son père. Le bouquet, offert par ses camarades de classe, est déjà tout fané : « Tu n’as pas cessé de le tenir dans tes mains », justifie sa mère. Chihiro s’est trop accrochée à ce qui lui reste de sa vie d’avant. « C’est triste que mon premier bouquet soit pour me dire adieu ! » se désole la petite fille.


« Le voyage de Chihiro » est un film sur la séparation. Et des séparations, Chihiro va devoir en faire plusieurs tout au long de son aventure. La première est l’une des plus difficiles pour un jeune enfant : déménager, quitter sa maison, son école, ses amis. Tout ce qu’elle possède est dans la voiture de ses parents ou dans le camion de déménagement qui les suit sur la route. Chihiro subit cet arrachement qu’elle n’a pas décidé. De quoi en vouloir à ses parents. Mais ces derniers, pour l’heure, sont les seuls repères qui lui reste.

Pulsion de vie

Cette séparation inaugurale dans le film vient comme en écho à la première séparation de la vie, le premier arrachement, celui de la naissance. Quel paradoxe ! Notre vie s’ouvre sur une séparation. Un évènement – un avènement ? – que le psychanalyste autrichien Otto Rank n’hésite pas à qualifier de traumatisme. Le traumatisme initial. Certes le bébé a vécu neuf mois (une éternité à vue de nourrisson) dans le giron maternel, un endroit protecteur, mais qui à force que le petit d’homme grandit, devient exigu, étroit, enfermant. Mû par une irrésistible pulsion de vie ou par une angoisse de rester bloqué et in fine mourir, le bébé s’engage sur le chemin. Se séparer donc, pour advenir.


Revenons à Chihiro et ses parents. Le père quitte l’autoroute et prend une petite route secondaire. On aperçoit là-haut leur future maison. Mais que se passe-t-il ? Bientôt la route goudronnée, moderne, confortable, s’arrête. Si on veut continuer, il va falloir suivre le chemin de terre, bien plus rustique. Hayao Miyazaki nous avertit en plaçant un torii (portail traditionnel japonais) en bois, délabré, contre un arbre sur le bord de la route : nous entrons dans le monde du spirituel, un lieu sacré de la religion shintoïste. « J’ai bien envie d’essayer d’aller par là » avance le père, les mains accrochées au volant. « Tu vas te perdre !» avertit la mère. L’échange des parents résonne comme un échange de voix à l’intérieur de la psyché de la petite fille, lieu de l’ambivalence : l’envie d’avancer et en même temps la peur de s’oublier, de se perdre. Le père fonce, ça brinquebale, on est chahuté, sous le regard des dosojin, petites statues de divinités de la route qui protègent les voyageurs et marquent les frontières. La route est également bordée de minuscules oratoires, maisons refuges pour ces esprits de la route. Le père en perdrait presque le contrôle de la voiture. Celle-ci finit sa course folle à l’entrée d’un gigantesque tunnel, gardée par un dosojin.



La peur de l’abandon et de la perte

La symbolique du tunnel est difficile à ignorer : le passage, le mouvement, la transformation, et au bout, l’inconnu. Le tunnel « exerce un appel, il aspire l’imagination et veut l’emporter au-delà de toute résistance, vers un accomplissement », analyse Georges Romey dans le « Dictionnaire de la symbolique des rêves ». Naissance, passage dans un autre monde, mais aussi résistance à ce mouvement. « J’ai peur, partons ! » ose enfin Chihiro. Les parents avancent comme hypnotisés, mus par un instinct impérieux. Ils s’aventurent dans le tunnel, Chihiro les suivant à contrecœur, ne voulant pas se séparer d’eux…


La grande histoire de la séparation, c’est la peur de la perte et de l’abandon. C’est la peur que si je délaisse l’objet, je ne vais peut-être pas le retrouver. Il m’aura peut-être oublié, ou pire, peut-être m’en voudra-t-il de m’être écarté de lui. Peut-être m’abandonnera-t-il en retour ? La menace de l’abandon plane sur tout ce début de film. Chihiro et ses parents débouchent bientôt dans une grande salle voûtée, comme la salle des pas perdus d’une étrange gare à l’abandon. A l’abandon ? Au loin on entend un train. Une promesse de voyage (et donc de séparation : la gare est ce lieu de transition où on se sépare et où on se retrouve). Mais en sortant de cet espace, ils débouchent sur une vaste plaine et des maisons abandonnées : les vestiges d’un parc à thème, croit savoir le père de Chihiro. Dans la réalité, Tochinoki est en effet le nom d’un parc d’attraction familial au Japon. Les parents décident de s’aventurer encore plus loin : partout dans cet endroit, des restaurants vides. Vides ? Pourtant il y a une odeur, une bonne odeur de nourriture. A force de renifler, le père découvre un des restaurants où s’entassent des mets plus succulents les uns que les autres. Les parents s’attablent, remplissent leurs assiettes, se régalent jusqu’à en oublier leur fille : elle n’existe déjà plus…



Indépendance

Difficile de ne pas voir ici une critique de la société de consommation via la goinfrerie des parents. Un comportement qui déçoit la petite Chihiro. Elle qui ne voulait ni entrer dans le tunnel, ni quitter ses parents d’une semelle, elle se désolidarise. Elle se décolle et part explorer un peu plus loin : les premiers pas vers l’indépendance. Des premiers pas qu’elle ne sait pas encore être sans retour. Qui abandonne qui dans ce mouvement ? Chihiro est interpellée par une colonne où est inscrite l’étrange mention « huile », et elle découvre bientôt le bâtiment des bains, curieux mélange de temple shinto et d’usine. En contrebas, en dessous de l’immense bâtiment, un train passe. Promesse de voyage et de séparation, encore.



C’est au moment où Chihiro se décolle de ses parents que se produit la rencontre. L’altérité dans toute son ambiguïté, sous les traits d’un jeune garçon. Mais la rencontre fait immédiatement place à la panique. La petite ne devrait pas se trouver là, avertit le garçon. Elle court un grand danger. Il veut la protéger, elle doit fuir, traverser la rivière. Mais quelle rivière ? Il n’y a pas de rivière. Le temps s’accélère et la nuit tombe comme d’un coup. Chihiro revient en arrière, tente de retrouver ses parents alors que des ombres fantomatiques commencent à peupler les rues et les restaurants jusqu’ici vides. Ses parents sont toujours bien là, attablés, et toujours à se goinfrer de nourriture. Mais quelle n’est pas la surprise, l’horreur que ressent Chihiro, quand elle découvre qu’ils se sont transformés en horribles cochons. Il sont victimes d’un sort, ayant osé manger une nourriture réservée aux esprits.



« Ce n’est qu’un rêve »

Chihiro fuit à toute jambes. « Ce n’est qu’un mauvais rêve » se répète-t-elle en boucle. Comme pour se rassurer. Tout va revenir à la normale, comme c’était avant. Avant que mes parents n’aient eu cette idée stupide de déménager. Et pourquoi pas ? Et si tout cela n’était en effet qu’un rêve ? L’inconscient de Chihiro, empli de colère et de haine pour ses parents et de leur mauvais tour, serait-il en train de leur rendre la monnaie de leur pièce ? Ces parents dégoûtants, avides de « mieux être », du confort d’une petite maison de banlieue, et qui ne se préoccupent plus de leur fille, l’inconscient de Chihiro décide de les punir.

Par son mouvement agressif, la petite fille est désormais seule au monde et découvre l’angoisse de la perte. Elle tente de faire machine arrière mais une rivière l’en empêche désormais: l’espace et le temps se sont distordu, comme dans l’espace et le temps du rêve. Elle est désormais sur la berge d’une rivière et la gare semble désormais très loin. Une gare qui est en fait devenue une gare maritime, et là-bas un bateau appareille… Aucun retour en arrière n’est désormais possible. Alors que le bateau arrive vers elle, elle s’aperçoit qu’elle est en train de disparaître, de s’effacer.



L’ambivalence

Se séparer, c’est encourir le risque que les autres disparaissent à nos yeux, mais que nous disparaissions à leurs yeux aussi. On peut même encourir le risque de disparaître à soi-même, nous avertit Miyazaki à travers cette séquence inaugurale. On verra plus loin que la menace de l’effacement ira même pour notre jeune héroïne jusqu’à la perte de son prénom. Quoi de plus absolu que de se perdre en perdant l’intime de son identité ?

Le titre original du film Sen to Chihiro no kamikakushi signifie « Le kamikakuchi de Sen et Chihiro ». Kamikakuchi est un terme qui désigne la disparition inquiétante et inexpliquée ou la mort d’une personne, enlevée par les kami, des esprits qui, dans le shintoïsme, habitent la nature, les lieux et même les objets. Ces divinités peuvent être bienveillantes mais possèdent également une part sombre, illustrant magnifiquement le thème de l’ambivalence, omniprésent dans le shintoïsme, et que l’on retrouve évidemment dans la psychanalyse, qu’elle soit freudienne, jungienne ou kleinienne. Et qui va servir de trame à tout le film : nous verrons que la plupart des personnages présentent cette double face.



Chez Mélanie Klein, l’accès à la position dépressive, qui succède à la position schizo-paranoïde, est l’un des premiers organisateurs de la psyché, bien avant le complexe d’œdipe mis en évidence par Sigmund Freud. Par le jeu des projections et des introjections, le nourrisson arrive peu à peu – dans le meilleur des cas – à faire coexister le bon objet et le mauvais objet à l’intérieur de lui, c’est-à-dire accéder à l’ambivalence, car le bon objet et le mauvais objet ne sont qu’un seul et même objet. Et donc atteindre un niveau d’intégration supérieur, par rapport à la position schizo-paranoïde où la psyché utilise le clivage pour séparer le bon objet du mauvais objet.

Accéder à la position dépressive

« Ce qui caractérise la séparation c’est l’absence perceptive de l’objet qui confronte le sujet à la question de la représentation interne de l’objet investi sans perception extérieure associée », explique le psychanalyste René Roussillon (« La séparation et la dialectique présence / absence », in Le carnet psy). La séparation est ainsi l’occasion par laquelle le nourrisson peut tenter de maintenir les objets à l’intérieur de lui. Qu’on songe au fameux exemple du « Fort-da » que ramène Sigmund Freud de l’observation de son petit-fils Ernst dans son landau, jouant avec une bobine de fil. L’enfant lance la bobine tout en tenant le fil dans sa main. La bobine disparaît et Freud croit distinguer dans le babillage de l’enfant le mot « Fort » (« parti » ou « là-bas » en allemand). Puis Ernst tire sur le fil et ramène à lui la bobine, et Freud entend « Da » (« ici » ou « voilà » en allemand). Le petit Ernst joue à faire disparaître l’objet pour maîtriser la séparation et la rendre un peu plus supportable à chaque fois. N’est-ce pas là ce qu’est en train de faire la petite Chihiro ?



Pour Roussillon, la problématique de la séparation occupe une part importante dans la réflexion clinique des psychanalystes du 21e siècle, comparable à celle que la castration a occupé pendant les décennies 1970-1980. On verra que dans le périple de Chihiro, c’est l’un des enjeux de la petite fille : accéder à la position dépressive, sauver ses parents du sort dans lequel ils sont enfermés (dans lequel elle les a enfermés, si l’on suppose qu’il s’agit d’un rêve qu’elle est en train de faire) et de les faire redevenir ses parents, objets pour lesquels elle pourrait éprouver à la fois de de l’amour et de la haine. L’ambivalence comme support de la séparation, voilà l’un des premiers messages que nous envoie Chihiro quand elle entreprend son mystérieux voyage.

Patrick Déniel

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