Voyage avec Chihiro (2) : l’angoisse

Voyageons dans le chef d’œuvre d’Hayao Miyazaki, à l’aide de quelques repères de la psychanalyse et des grands mouvements de la thérapie.

Dans le podcast « L’inconscient », diffusé sur France inter, la psychanalyste Clothilde Le Guil a consacré un épisode à l’affect d’angoisse, et le fait que celui-ci prend sa source dans la petite enfance. Elle a choisi d’illustrer son propos avec « Le voyage de Chihiro ». Je livre ici un résumé de cette émission, que j’ai agrémenté de mes propres réflexions.

Pour Freud, explique Clothilde Le Guil, l’angoisse est l’une des choses les mieux partagées au monde, même si on tente par tous les moyens de la fuir. En effet, chacun de nous a pu expérimenter ce sentiment, cet état affectif, notamment pendant l’enfance. L’angoisse ce n’est ni la peur, ni l’anxiété. Elle a un caractère vague et indéterminé, elle paralyse, s’en va et revient, sans crier gare, parfois sans qu’on sache vraiment pourquoi ou comment. Elle est sans cause décelable (c’est la différence avec la peur) et elle est rarement rationnelle, et nous laisse désemparé, perdu. Il est même souvent difficile de pouvoir en dire quelque chose.

Il se passe quelque chose dans le corps auquel il est impossible d’échapper. Elle peut même se manifester sous la forme extrêmement violente de la « crise d’angoisse ». Si j’écoute ce que peuvent me dire les patients que je reçois qui ont été en proie à des crises d’angoisses, elles se caractérisent par une sensation de resserrement dans la poitrine ou la gorge, comme un poids qui empêcherait de respirer. La personne ressent une forme d’asphyxie et de paralysie et souvent cela s’accompagne du sentiment que l’on est proche de quelque chose qui pourrait être la mort. Sans que cela soit réellement dangereux : on ne meurt pas d’une crise d’angoisse. Mais l’angoisse revient souvent sous forme de « crises » difficiles à anticiper.

Angoisse et disparition

Si ses causes sont indécelables, l’angoisse n’est pas angoisse devant rien, explique Freud, à la différence de l’angoisse des philosophes existentialistes (angoisse devant le néant ou devant la liberté). Pour l’inventeur de la psychanalyse, il y a un lien entre l’angoisse et les phobies, très fréquentes durant l’enfance. L’angoisse va prendre la forme de la phobie. Qu’on songe à la peur de l’obscurité et à la peur d’être seul, toutes deux en lien avec l’absence de la personne qui dispense les soins, le plus souvent la mère. C’est l’absence de l’autre, sa disparition, qui est à la source de l’angoisse chez l’enfant. Et quelle autre disparition est plus inquiétante que l’autre qui ne peut pas nous accompagner quand il s’agit de s’abandonner au sommeil ?

S’avancer dans un monde hostile

Le film de Miyazaki nous initie à l’angoisse et au cauchemar de l’enfant qui se perd et qui ne trouve plus son chemin. C’est un film sur cette métamorphose qui s’annonce chez l’enfant, inconnue et parfois effrayante, que représente l’adolescence. Nous y reviendrons dans un prochain texte. La petite fille change de monde, elle traverse le miroir pour se retrouver dans le monde des esprits et des fantômes. Le titre du film, on l’a vu dans le premier texte, évoque la disparition. Chihiro disparaît aux yeux de ses parents, mais aussi à ses propres yeux.

Quand Chihiro se retrouve face à ses parents transformés en cochons, elle rencontre l’angoisse de ne plus jamais les retrouver tels qu’ils étaient, et de se retrouver entièrement seule. L’angoisse fait de celui qui la ressent un sujet « perdu ». La petite fille doit alors s’avancer dans ce monde hostile à la recherche d’un autre qui pourrait l’aider. L’angoisse se matérialise dans le corps : Chihiro a la sensation de disparaître. Miyazaki traduit graphiquement, d’une façon spectaculaire, ce qu’explique Jacques Lacan à propos de l’angoisse : l’angoisse, c’est ce qui produit le « fading », l’effacement du sujet selon le psychanalyste français, rappelle Clotilde Le Guil dans son émission.

La rencontre

C’est Haku, le jeune garçon qu’elle a rencontré sur le pont menant à l’établissement des bains, qui va la sauver de l’angoisse. Il lui donne à manger une nourriture du monde des esprits afin qu’elle ne disparaisse pas. Hayao Miyazaki nous montre que c’est la rencontre et l’amour qui sauvent de l’angoisse – ainsi que la nourriture spirituelle. On remarquera en effet que la prise alimentaire de Chihiro est totalement opposée à celle de ses parents : ils se goinfrent et mangent plus que de raison, elle ne mange que ce dont elle besoin, et pour survivre. Haku représente le tiers, celui qui s’immisce dans la relation entre Chihiro et la dyade de ses parents, et qui permet la séparation. C’est l’étranger, l’inconnu, l’autre sexe.

Paradoxalement, le jeune garçon concours dans un premier temps à l’angoisse de Chihiro. Jacques Lacan a consacré une partie de son séminaire à l’angoisse, explique Chlotilde Le Guil. Pour lui, l’angoisse survient en présence d’un autre, d’un autre étrange dont je ne sais pas ce qu’il ou elle me veut. « Que veut-il ? » : telle est la question qui traverse le corps de celui qui est angoissé. Ce qui n’est pas deviné, ce qui n’est pas lisible, provoque l’angoisse. Chihiro va devoir faire un pari, celui de la confiance.

Accompagné par Haku, la petite Chihiro va décider de pénétrer dans ce monde étrange des fantômes et des esprits et affronter ses peurs pour pouvoir franchir l’angoisse. Il s’agit en effet pour Lacan de franchir, dans la cure analytique, le « point d’angoisse ». Le pont d’angoisse, serait-on même tenté de dire pour Chihiro, qui traverse le pont en retenant sa respiration pour entrer dans l’établissement des bains et dans le monde des fantômes. Par ce mouvement, elle consent à aller à la rencontre de son désir. L’angoisse arrive, explique Lacan, quand il n’y a plus de place pour le manque (quand il manque du manque, en quelque sorte…). Chihiro, elle, accepte la perte – celle de ses parents, et bientôt celle de son identité – pour aller explorer son chemin propre, désormais distinct de celui de ses parents. Explorer son propre désir (« le désir est le remède à l’angoisse » rappelle Clothilde Le Guil, qui cite Jacques Lacan). Par ce mouvement, elle entre probablement dans l’adolescence.

Un traumatisme qui a déjà eu lieu

On verra plus tard que l’épisode de la séparation brutale entre la petite fille et ses parents qui ouvre le film rappelle un traumatisme qui a déjà eu lieu dans la petite enfance de Chihiro. Celle-ci a déjà été perdue par ses parents quand elle était nourrisson. Mais cela, Chihiro ne le sait pas. Elle ne le sait plus. Elle ne le sait pas encore. Miyazaki ouvre ici la notion de la répétition, très souvent fondamentale en thérapie. Bien des gens viennent en thérapie avec l’idée – tout à fait juste – d’être pris dans des « schémas », un scénario qui se répète encore et encore sans qu’ils aient aucune prise sur son déroulé. Tout le travail de notre héroïne – et Chihiro va travailler très dur tout au long de son aventure ! – à l’image de ce qui peut se faire dans le travail de thérapie, sera de traverser cette angoisse. On ne peut revenir de cette angoisse qu’à condition de pouvoir en dire quelque chose à quelqu’un, à un autre qui va nous permettre de rechercher ce qui a été perdu. Se rencontrer soi-même en rencontrant l’autre.

Patrick Déniel

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